Tout comprendre sur le dernier sommet européen : 5 jours de négociation pour quel accord ?

Alors que le président français, Emmanuel Macron, qualifie cet accord – obtenu après plus de 90 heures de négociations – “d’historique” et Charles Michel, président du Conseil européen, s’en félicite, comment décrypter le contenu de ce fameux accord ? Reprenons ensemble depuis le début.

Quels étaient les objectifs initiaux de ce Conseil européen extraordinaire ?

Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, revenons un peu en arrière. Le 17 juillet dernier, les dirigeants européens (Conseil européen) sont convoqués pour un sommet exceptionnel. À l’ordre du jour, un plan de relance de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne pour faire face à la crise du Covid-19. En plus de ce plan défendu par la France et l’Allemagne, le sommet se consacre également à valider le budget de chaque année de 2021 à 2027.

  • Le plan de relance suite à la crise du Covid-19

Ce plan de relance était prévu à 750 milliards d’euros et comprenait une part de 500 milliards dont le financement (l’emprunt) serait pris en charge par l’Union Européenne. Cela serait la première fois que l’Union mutualiserait une dette. Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? En temps normal, les États de l’Union doivent emprunter de l’argent seuls sur les marchés financiers. Or, si ces États sont en difficultés financières (on parle d’une mauvaise notation de leur dette[1]), les prêteurs ont peur de ne pas revoir leur argent et l’emprunt coûte donc plus chers (haut taux d’emprunt). Si c’est l’Union Européenne qui emprunte de l’argent, comme elle a une très bonne notation (elle n’a pas de difficulté financière), elle bénéficie d’un taux très bas. L’objectif étant d’aider financièrement les pays les plus touchés par la crise, les pays les plus endettés (principalement l’Espagne, l’Italie et la Grèce) sans qu’ils ne doivent s’endetter davantage.  

  • Le budget pluriannuel (de chaque année) de l’Union Européenne

La Commission européenne demandait un budget de 1100 milliards d’euros et le Parlement planchait sur 1300 milliards. Ce point était compliqué car depuis le Brexit, les apports financiers à l’Union ont beaucoup évolué. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi le budget de l’Union Européenne ? Pour faire simple, l’Union demande à chaque pays membre de lui donner de l’argent[2] à hauteur d’un pourcentage de son RNB[3]. C’est grâce à cet argent que l’Union assure son fonctionnement et donc son budget. Or, la Grande-Bretagne est allée voir ailleurs si l’Europe n’y était pas, ce qui creuse un trou dans le budget de l’UE qui doit toujours assurer ses missions comme la PAC[4] ou ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone[5] en 2050[RJ1] . La question du budget était donc également très importante, surtout qu’elle impliquait celle des rabais – promis, on y revient juste après -.

Pourquoi ça a été si long ? Qu’est-ce qui posait problème ?

Pour bien comprendre pourquoi ça a duré aussi longtemps, il est important de comprendre comment fonctionne le Conseil européen. Il regroupe les dirigeants de tous les pays de l’UE qui se réunissent pour trouver une position commune sur un problème donné. Or, chaque dirigeant représente son pays et, par conséquent, les intérêts de celui-ci. Forcément, un pays n’est pas l’autre et leurs intérêts peuvent être très différents. De ces différences naissent des clans, soit des groupes de pays se regroupant autour d’objectifs communs, ce qui complexifie la prise de décision commune. 

  • L’emprunt au nom de l’Union européenne

Lors de ce sommet, la question de la mutualisation des dettes ne mettait clairement pas tout le monde d’accord. D’un côté, il y avait les défenseurs du projet (la France, l’Allemagne et les pays du sud) et, de l’autre, les pays qu’on appelle “frugaux” (les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Finlande et l’Autriche) qui, eux, s’y opposaient. Pourquoi les appelle-t-on “frugaux”? Ces pays sont appelés ainsi (ou même parfois “radins”) car ils bénéficient d’un rabais sur leur contribution au budget européen. Comme on l’a vu plus haut, chaque pays doit participer au budget de l’UE en fonction de son RNB. Toutefois, en 1984, le Royaume-Uni avait demandé que cette somme soit revue à la baisse. Dans la foulée, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Finlande et l’Autriche s’étaient eux aussi vus accorder ce rabais.

Ces pays n’étaient donc pas d’accord pour que l’UE toute entière (donc tous les États) se porte garante pour les pays “dépensiers”. Ils ne voulaient pas payer et assurer des pays dits “à risques” par la notation de leur dette[RJ2] [EI3] . Ils proposaient de pouvoir avoir un droit de veto[6] sur l’utilisation des subventions par certain pays. Cette proposition allait évidemment à l’encontre de la proposition qui avait été  faite initialement. 

  • La question de la fin des rabais

Un groupe de 18 États membres[7] considérait que le Brexit était une occasion idéale afin de revoir le principe des rabais. Comparativement aux autres États de l’UE, ce groupe estimait qu’en fonction de leur PIB respectif, les États ne pourraient bénéficier de cet avantage. Évidemment, les pays « frugaux » ne voulaient pas que l’on touche à cet avantage.

  • Les conditions d’octroi des ressources financières

Enfin, le dernier problème concernait les conditions auxquelles les subventions et prêts seraient accordés aux États. La proposition initiale voulait que ces aides soient accordées pour les États (et les régions) qui s’engagent à respecter l’objectif de neutralité carbone et l’état de droit[8]. Si cette dernière condition n’était pas remplie, des sanctions étaient alors prévues. Les objectifs écologiques avaient déjà posé quelques problèmes en juin dernier, lorsque la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et l’Estonie s’étaient opposés aux propositions. Finalement, lors du Conseil européen du 12 décembre, seule la Pologne n’était pas entrée dans l’accord. Cette fois, la Hongrie et la Pologne s’étaient alliées afin de faire barrage à ce point lors de ce sommet. Une alliance qui se poursuivait sur la question du respect de l’état de droit. Les deux dirigeants y voyant un contrôle de leur politique intérieur de la part de l’UE.

Bref, les discussions avaient de quoi être mouvementées.

Quelles ont été les décisions de l’accord ?

Après plus de 90 heures de négociations, les dirigeants européens se sont finalement mis d’accord sur un texte. Examinons maintenant, les décisions qui ont été prises au regard de ce qui était envisagé.

  • Le plan de relance économique suite à la crise du Covid-19. 

Le budget de 750 milliards d’euros a bien été approuvé. Cependant, seulement 390 milliards vont être empruntés par l’UE et donc proposés aux États sous forme de subventions. Les 360 milliards restants seront donc sous forme de prêts classiques[EI4]  pour les états. Il s’agit d’une première pour l’Union européenne qui mutualise donc une dette, en son nom, à tous les États. C’est donc l’UE qui assumera cette dette. Pour ce faire, différentes taxes européennes seront mises en place. La première sera une taxe sur le plastique non-recyclé, en vigueur dès début 2021. Les autres sources de revenus n’ont pas encore été décidées- on va devoir revenir là-dessus aussi, tu t’en doutes -. Les fonds seront accordés aux États après qu’ils aient présenté un projet qui correspond aux critères établis par l’accord, que nous détaillerons dans les points suivants. Ce projet devra être évalué  par la Commission, puis validé à la majorité qualifiée des 27 (55% des pays et 65% de la population).

  • Les conditions d’octrois 

Pour pouvoir bénéficier des fonds il faudra que les projets présentés par les États respectent les objectifs fixés par les programmes de réformes ciblés par le Plan Next Generation EU. Concrètement, ces projets de réforme se résument en trois grands pôles :

  • Aider à la reprise économique ;
  • Soutenir la transition écologique et numérique ;
  • Tirer les enseignements de la crise et développer les services stratégiques qui y sont liés.

Dans un même temps, les subventions et prêts seront soumis à l’obligation pour les États de respecter l’état de droit.

  • Pas de droit de veto accordé aux États mais un droit de regard appelé “frein d’urgence”

Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ? Cela permet à un ou plusieurs États, qui considèrent que les objectifs énoncés par un plan de relance d’un autre État ne sont pas remplis, de demander que ledit projet soit réévalué lors d’un Conseil européen. La procédure est réfléchie pour ne pas durer plus de 3 mois. 

  • Le budget de l’Union Européenne

Le budget a finalement été voté à 1.074 milliards d’euros, soit moins que ce qu’avait demandé la Commission et le Parlement. Cela s’explique en grande partie par l’augmentation des rabais.

  • Pourquoi les rabais ont-ils augmentés et de quelle manière ? 

Même s’il est impossible d’être dans le secret de ce qui s’est dit lors de ce sommet européen, il y a fort à parier que pour faire accepter le plan de relance par subventionnement, les autres pays aient dû céder sur certains points par rapport aux pays « frugaux ». Ceci peut expliquer que leurs rabais aient été revus à la hausse. Leurs rabais [RJ5] [EI6] se présentent comme suit :

  • Danemark : 377 millions (+91%) par rapport à ce qui était prévu avant le sommet ;
  • Pays-Bas : 1,92 milliard (+22%) ;
  • Autriche : 565 millions (+138%) ;
  • Suède : 1,07 milliard (+34%) ;
  • Seul le rabais de l’Allemagne n’a pas évolué et reste toujours de 3,67 milliards. 
  • Quelles conséquences sur le budget européen ? 

Il serait très long de détailler chaque point du budget,d’autant qu’il y a de forte chance pour que celui-ci ne soit pas  accepté par le Parlement, on en reparle plus loin.Si cela t’intéresse, celui-ci est disponible dans les sources de cet article. Nous pouvons néanmoins noter que 30% du budget est alloué à la transition énergétique et que la PAC est maintenue mais a perdu 10% de son budget. 

Quelles questions restent sans réponse malgré l’accord ?

Alors que l’accord a été approuvé par les 27 chefs d’États de l’Union Européenne, un certain nombre de questions reste(nt) encore sans réponse.  

  • Le budget sera-t-il approuvé par le parlement européen ?

Reprenons ce que nous avions dit dans le premier chapitre de cet article – je sais ça fait loin déjà mais on s’accroche c’est bientôt fini et franchement c’est la partie la plus intéressante – : “…La Commission Européenne demandait un budget de 1100 milliards d’euros et le Parlement tablait (si changement plus haut) sur 1300 milliards…”. On l’a vu, l’accord du Conseil ne porte que sur un budget de 1 074 milliards, ce qui n’est pas pour faire plaisir aux eurodéputés. Or, c’est bel et bien au Parlement européen de voter et d’approuver ce budget. Cependant, dès la publication de l’accord, des voix se sont fait entendre pour dire que le budget était fort serré et qu’il serait insuffisant pour assumer les engagements et priorités prises par l’Union. Les eurodéputés socialistes, libéraux, démocrates, centristes, écologistes, gauchistes radicaux et même de droite sont d’accord pour réclamer une augmentation du budget dans les domaines du climat, du numérique, de la santé et la recherche, de la jeunesse, de la culture, des infrastructures, de la gestion des frontières et du Fonds européen de la défense. Sans compter que le Parlement critique également l’augmentation des rabais. Dans l’état actuel du budget, et à la vue des forces politiques qui s’y opposent, il y a peu de chance que le budget soit approuvé par un vote du Parlement. 

  • Comment sera financée cette dette mutualisée ?

Le seul mode de financement qui a été décidé lors de ce sommet est la mise en place d’une taxe sur le plastique non-recyclé. Bien que plusieurs autres pistes de sources de revenus (dans le jargon européen on parle de “ressources propres” lorsque l’argent n’est pas donné par les États) soient envisagées pour financer cette dette (augmenter les taxes sur le carbone sur le marché européen, une taxe carbone à l’importation, un impôt sur les activités des grandes entreprises, ou encore une taxe numérique sur les grandes entreprises), aucune n’a été officiellement mise dans l’accord signé ce 21 juillet. Une nouvelle fois dès la publication de l’accord, des eurodéputés ont fait remarquer que le financement par la taxe plastique ne serait pas suffisant pour assumer la dette contractée. Comment un accord a-t-il pu être signé alors qu’il n’y a pas de financement défini ? L’accord prévoit que la dette mutualisée soit remboursée à partir de 2027. Les dirigeants estiment que d’ici là, une position commune sera trouvée sur les nouvelles ressources propres de l’UE. Malheureusement, on sait que, culturellement, les pays « frugaux » sont contre l’idée d’impôts européens. Le problème annoncé par ce report de la décision du financement risque d’être très similaire à celui que nous avons vécu pendant ces 5 jours de négociations : une opposition nord-sud toujours plus exacerbée.

  • Quelle importance des instruments de contrôle politique : “freinage d’urgence” & “état de droit” ?

La dernière grande question amenée par le texte réside dans le flou qui entoure les questions de contrôle d’obtention des subventionnements. D’une part, le “freinage d’urgence” pose la question du contrôle de la politique intérieure des États membres par des pays tiers ainsi que la question de la durée de la procédure due à la prise de décision collégiale du Conseil européen sur des questions aussi complexes. D’autre part la question du “respect de l’état de droit” auquel est lié le versement des aides ne semble pas très claire. En effet, si dans le texte initial des “sanctions” étaient prévues en cas de manquement au respect de l’état de droit, le texte final laisse place à une large marge d’interprétation. Ce flou est tellement présent qu’il permet à deux présidents qui viennent de signer l’accord de faire des déclarations complètement opposées sur la question. Emmanuel Macron dit que l’argent ne sera dépensé qu’en cas de respect de l’état de droit tandis que Viktor Orban et son allié polonais Mateusz Morawiecki, eux, annoncent qu’Il n’y aura pas de lien direct entre l’état de droit et les subventions ou prêts.

Au vu du nombre de points restant flous après cet accord, on peut donc objectivement penser que s’il a fallu 5 jours pour arriver à cet accord, nous risquons encore d’en entendre parler pendant des années.

Sources :

Les documents officiels

–          Les conclusions de la Réunion extraordinaire du Conseil européen (17, 18, 19, 20 et 21 juillet 2020)

–          Le règlement financier de la commission européenne

–          Traité sur l’union européenne

–          Les objectifs initiaux du conseil extraordinaire

Le financement de l’Union Européenne

–          Le budget de l’Union européenne

–          Graphique sur la répartition du budget européen par pays

–          Cinq États européens se battent pour conserver leur rabais

–          Brexit : le manque à gagner de l’Union européenne, c’est maintenant !

–          Sommet européen : les « rabais », leviers majeurs des négociations

–          Qui sont les pays dits frugaux ?

–          Le Brexit, un trou béant dans les finances de l’UE

Ce qu’il fallait savoir avant ce sommet

–          Neutralité carbone : un accord sans la Pologne pour 2050

Les articles qui reprennent le fond de l’accord

–          17 et 18 juillet : conseil européen extraordinaire

–          Ce que contient l’accord européen sur le plan de relance post-Covid

–          Plan de relance européen : accord « historique » ou « vaudeville bruxellois » ?

–          Plan de relance : « En s’endettant pour trente ans, les États membres de l’UE disent leur volonté de rester ensemble »

–          Les 8 principaux points du plan de relance de l’Europe

–          Sommet européen : accord historique des 27 États sur le plan de relance

–          Tout comprendre – ce que contient l’accord historique sur le plan de relance de l’UE

–          Covid-19 : les 27 pays européens valident un plan de relance économique

–          Plan de relance européen. Que contient l’accord « historique » ?

–          Plan de relance européen : les six points clés de l’accord

Les articles qui examinent les zones d’ombres de l’accord

–          Pandémie de Covid-19 : le plan de relance européen est adopté !

–          Johan Van Overtveldt (N-VA), député européen : “Le plan de relance va poser beaucoup de problèmes”

–          Plan de relance européen : l’opposition critique Emmanuel Macron

–          Opinion | Budget européen et plan de relance : un accord « historique » en trompe-l’œil

–          Accord européen: la délicate équation du remboursement

–          Plan de relance de l’UE: le consensus des 27 peine à masquer quelques réserves 

–          Quelles ressources pour rembourser les emprunts massifs de l’UE ?

–          Plan de relance européen : d’où viennent les 750 milliards d’euros (et qui va payer) ?

–          Le budget agricole européen revu à la baisse: “une amère déception” pour le syndicat wallon FWA

–          Plan de relance européen : la Hongrie et la Pologne crient victoire

–          Le Parlement européen ne veut pas du budget élaboré par les 27


[1] La notation de la dette se fait par une agence spécialisée qui évalue la solvabilité des pays, c’est-à-dire leur capacité à rembourser un emprunt.

[2] Il existe d’autres sources de revenus pour l’UE mais il s’agit là de la principale (+ de 65% du budget).

[3] Le revenu national brut correspond à la somme des revenus que tous les acteurs économiques d’un pays ont reçu en un an.

[4] La politique agricole commune.

[5]  La neutralité carbone à l’intérieur d’un périmètre donné, est un état d’équilibre à atteindre entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par l’homme.

[6]  Un pays seul (ou une personne) a le pouvoir d’arrêter ce qui a été décidé par une décision collective.

[7]  Parmi ces États, il y a la France, l’Espagne, l’Italie, la Pologne, les pays baltes, la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie.

[8]  Un État dans lequel le droit s’applique aussi bien aux autorités qu’aux citoyens.


 [RJ1]Cet élément fait référence au « Green Deal », soit le « Pacte vert pour l’Europe ». À mon sens, les termes sont assez explicites et on en parle un peu en fin d’article. Je pense que ce sujet mériterait un article à part entière J

 [RJ2]Qu’est-ce que la « notation de leur dette » ?

 [EI3]Expliqué plus haut J

 [EI4]Dans tes modifications tu avais supprimé cette phrase pour mettre que les subventions étaient des prêts classiques. Or c’est justement le principe de la mutualisation des dettes que de ne pas en faire des prêts mais des subventions dont le financement est assuré autrement.

 [RJ5]Il est, à mon sens, dommage pour des jeunes belges de ne pas trouver l’information concernant les rabais éventuels pour la Belgique. Cette information a-t-elle été communiquée ?

 [EI6]Pas de rabais, la Belgique est le plus gros contributeur proportionnellement à son RNB